• La Raison

     Sujet Imposé par un ami, cher & plein de l'imagination des plus grands.

    Un feu doux ronflait dans la cheminée. Les flammes faisaient danser des ombres sur les murs, comme des démons agités observant la scène dans un silence que rien ne semblait troubler. Sauf peut-être le bois, craquant dans l'âtre.La princesse semblait dormir sur son lit de roses rouges, qui n'en étaient pas, finalement. Rien ne semblait pouvoir la perturber, maintenant, la douce. Elle était sage, muette, les bras écartés, les yeux fermés... Comme endormie. Depuis combien de temps l'observait-il? Hier encore, le soleil brillait. Main dans la main, ils s'aimaient comme personne n'avait jamais aimé, tentant en vain d'oublier. Devant cette même cheminée, une annonce, le soir venu. Un sourire forcé, une larme coulant lentement sur sa joue si pâle... Elle avait apprécié cette journée comme la dernière. Et maintenant, elle savait ce qui allait advenir d'elle.

    Ce texte n'est pas en lien avec le personnage de Jiliann Hesyl. 

     

                 Elles s’agitaient, leurs corps brûlants s’entrelaçant maladroitement puis se repoussant, créant au sein de l’âtre noircit l’esquisse d’un ballet désarticulé ; offrant à l’homme leur nudité farouche, qui faisait ressurgir en son esprit le souvenir de danseuses aux cuisses huilée, se déhanchant fiévreusement sur de bancales tables de bois recouvertes de bière. Il laissa s’effondrer les paupières devenues pesantes, fuyant lâchement la vue de ces flammes aux contours de femmes, cette passion aux allures de déraison. La fuite. Naturellement, aurait-il dit. Immanquablement, aurait-il grincé entre ses dents déphasées, de tout temps prêtes à mordre la veuve et l'orphelin. Les silhouettes embrasées des ballerines offertes aux grasses mains des hommes se dissipaient, découvrant lentement la face hargneuse du père. Une barbe de quelques jours lui dévorait les joues, enserrant de pâles lèvres animées d'un sourire mauvais. Un sourire tailladant le déchet de toute la longueur, un sourire vicieux, presque pervers. Surmonté d'une once de morbidité, à peine visible...

                  S'il n'avait pas crié, il aurait attaqué la chair. Arrachant la denture de son doigt violenté sur lequel elle s'était instinctivement refermée, l'homme posa deux yeux rougis sur ses bras frémissants, une boule d'angoisse frappant par à-coups réguliers sa gorge sèche. La raison, seule la raison comptait. Ne pas s'effondrer, ne plus sombrer dans quelque déchéance, rester sagement près de l'entrée du labyrinthe. Mais s'il venait à prendre la mauvaise direction, s'il se perdait? Ses genoux agités de spasmes s'entrechoquaient, accompagnant la douce folie du jeune corps rongé par l'anxiété et la détresse. Les yeux grands ouverts, il fixait à présent le vide impalpable, apeuré à l'idée de s'abandonner une fois de plus aux obscures pensées qui lui torturaient l'esprit, et voir réapparaitre la tête haït du géniteur. D'un geste brusque, il envoya se percuter son regard au côté opposé de la coquette chambre, où se tenait, seigneur parmi les vieux meubles de chêne délavé, le lit au minutieux ciel gravé. Allongée sur le drap imbibé, elle sommeillait, calme et reposée. Entièrement nue, elle semblait plus que jamais appartenir au monde d'en-haut, dont on prétend au travers les plaines de Midgard que pureté et splendeur sont l'unique devise. Longuement déjà il s'était questionné : qui de Sif, Freyja ou Frigg avait mis au monde cette princesse à l'éclat de déesse ? Et chaque fois elle éclatait d'un exquis rire cristallin, puis mordillait amoureusement l'oreille de celui qu'elle espérait un jour époux. La longue chevelure d'encre qui s'étendait tout autour de son être frôlait ses hanches pleines, ainsi que son ventre creux à la peau si douce. Les yeux clos sur de fins cils courbés, son minois au tracé juvénile reflétait une profonde quiétude, que rien ni personne ne semblait pouvoir troubler. L'homme frotta d'un revers de manche ses pommettes humides, soudainement habité d'une chaleur délicieuse, d'un délicat sentiment de sérénité. C'était elle. C'est son charme qui sucrait la pièce, sa magnificence qui n'avait rien à envier aux plus lumineux rayons, sa grâce infinie. S'appuyant gauchement sur le fauteuil qui faisait face à la cheminée excitée, il se releva, les membres engourdis, le dos tendu d'une interminable nuit de veille.

                  Ils seraient là, bientôt. Pour rugir injures et affronts, plaindre l'outrage. Là afin de détruire de parfait ensemble, l'entité de deux êtres formée. L'unité.

                  Après avoir trainé sa carcasse douloureuse sur les quelques mètres qui le séparaient de la couche, l'homme au fin corps d'assassin se glissa aux côtés de son hier encore promise, avec toute la délicatesse dont il était capable. Il rabattit lentement le drap sur le corps dénudé de l'adorée, prenant bien soin de supprimer les plis de soie, formés quelques heures auparavant. Le geste se stoppa au-dessus de la délicate silhouette, en suspend. Quelques heures. Il lui semblait pourtant qu’une éternité s’était écoulée depuis leur dernière étreinte, son dernier sourire. Il referma ses bras aimants sur l’unique objet de ses désirs, ignorant la froideur cadavérique des membres chéris. Quelques heures. Oh, comme est cruelle la séparation, et comme elle lui parvenait lointaine… Son visage disparu dans la nuque gracieuse, où il déposa un baiser brûlant de fièvre sur la peau glacée, figée. Les images, sons, ressentiments l’envahirent alors, inondant violemment son être.

     

                   Elle rentrait, poussant la lourde porte de bois avec la plus grande attention, de peur de réveiller l’homme qu’on lui refusait depuis tant d’années. Sa légère robe noire chatouillait ses genoux blêmes et dévoilait son cou de reine, orné ce jour d’un discret pendentif, qu’elle s’était juré de ne jamais quitter. Son bras portait un panier couvert d’un mince tissu rougeâtre, camouflant les victuailles fraichement achetées en ville. Se déplacer à Mannheim n’était pas simple affaire, et il lui devenait de plus en plus complexe de passer inaperçu. Cette fois encore, personne n’avait semblé la reconnaître, on ne l’avait pas suivit. Malgré cela, le sourire illuminant habituellement ses lèvres suaves avait fuit le visage d’ange, relayé par un rictus déformant ses traits. L’inquiétude, l’incertitude, la confusion. Elle avait sursauté, comme une biche apeurée, surprise par les bras qui tendrement l’avaient happé au centre de la pièce. Un rire nerveux avait débordé de sa bouche soucieuse, puis elle avait passé ses maigres bras autour du col de l’amour, délaissant son couffin, qui s’était effondré au sol dans un bruit étouffé. Qu’il était bon de se sentir attendu, désiré, aimé. Leurs regards s’étaient croisés, chacun plongeant offert dans celui de l’autre, tels deux demi-cercles parfaitement compatibles, deux parties d’un même tout. Il leur avait fallut de longues heures pour s’approcher, s’apprivoiser, avant de devenir un ensemble harmonieux, un couple. Avec douceur elle posa sa paume chaude contre la joue lisse de l’homme, dévorant ses yeux d’un bleu profond.

                 Parler. Il faut parler, avait-elle dit dans un murmure, s’arrachant difficilement à sa contemplation. Ils s’étaient confortablement installés sur le large fauteuil qui dégageait une forte odeur d’ail, et elle lui avait conté, sans omettre un seul détail, la nouvelle apprise en ville. Ils les cherchaient. Son père avait promit récompenses et grâces à celui ou ceux qui retrouveraient sa fille et lui ramèneraient l’être infâme qui eut osé voler le fruit de ses entrailles. On le tuerait. Les hommes sont aveugles et cruels lorsque l’or est de la partie, avait-elle ajoutée, les yeux embrumés de larmes. Cupides et égoïstes. Idiots, en sommes.

                 Elle avait enfouit, désespérée, son minois rageur dans les cheveux mêlés, d'un blond délavé. Ils étaient restés un long moment ainsi, accrochés l'un à l'autre, étroitement enlacés devant le bois qui se consumait au rythme des flammes. Et si seulement le temps pouvait se taire, un moment, rien qu’un instant, pour ceux qui s’aiment…

                 Une heure avait passé peut être quand, les yeux secs d’avoir trop pleurés, elle avait prit une décision, l’air grave, la voix chevrotant légèrement, les doigts enserrés dans ceux plus ambrés de son amant. Il fuirait, elle se rendrait. Et le destin seul, qui jusqu’alors avait œuvré à leurs côtés, aurait le pouvoir de les réunir un jour.

    Son amour jamais ne s’éteindrait, elle mourrait plutôt que de s’offrir à un autre.

                 L’homme avait passé une main nerveuse sur son front tremblant, le regard perdu dans le feu sauvage, qui léchait allègrement les parois de la cheminée. Il aurait voulu hurler, rugir que jamais il ne fuirait plus, que la simple idée qu’un autre mâle puisse effleurer de ses yeux gras la douce le faisait vomir… Mais, à quoi bon ? Que faire, quoi penser. Fuir ensemble, c’était lui arracher toute tranquillité, l’obliger à être un jour, elle aussi, placardée sur ces murs éventrés des villes marchantes. C’était définitivement détruire la vie paisible, le destin bourgeois qui l’attendait encore auprès des siens. Et pourtant… Il sentit la chaleur s’évader, coupant court aux sombres réflexions par lesquelles il se laissait lentement happer. Debout, les mains tendues, elle le fixait, ses yeux lançant de muets et désireux appels. N’était-elle pas l’unique être capable de lui faire oublier mœurs et idées noires ? Répondant à sa prière silencieuse par un sourire il se jeta sur elle, la soulevant vivement de terre, dégustant pleinement chaque note de son rire chantant.

                  Doux fut l’abandon des sens, délectable fut la féérique découverte de l’Asgard. Odin lui-même n’avait sans doute jamais goûté à de semblables sensations…

                 Ce ne fut que de longues heures plus tard qu’ils se laissèrent enfin glisser dans le mystique monde des songes, leurs corps couverts de sueur, heureux mais épuisés. L’homme se leva tout de même une dernière fois, non sans effort, et c’est plein d’attention qu’il apporta soigneusement un verre d’eau fraiche à l’aimée, étendue, ange auquel il ne manquait rien que les ailes. Au dehors, illuminant de sa pureté les barreaux de fenêtres entrouvertes, la dénommée Lune somnolait, à demi-ronde.


                 Hel, es-tu capable d’être juste ? Qui t’as donné le souverain empire d’opprimer nos peuples, nos vies, nos espoirs? Toi qui recueille le sang et l’âme des injustes, des malchanceux, des trop simples, quel est ton plaisir? Rêves-tu de chairs sanguinolentes, de cœurs éventrés… ? Si sont réelles les légendes, alors c’est auprès de toi qu’elle fleurira de nouveau, devant tes yeux qui ne voient plus, ta bouche sans rires. Dis-moi Hel, femme si puissante, laisserais-tu la beauté de ce monde aux mains des chacals…

                Les perles de douleur se perdaient dans cette chevelure brune, encore imprégnée d’un succulent parfum, étouffant la muette supplication de l’homme. De ses joues rougis, des larmes dévalant son visage il n’avait pas honte. Comprimant contre son corps embrasé le cadavre tacheté de marques sombres, il offrait un spectacle poignant, éminemment tragique, pathétique. Longuement en son esprit se répercutât le ‘pourquoi’, plus violent et déchirant à chaque rebond, sans pour autant qu’il n’y puisse accorder de réponse. Pourtant, claquant comme quelques certitudes incomprises, les mots du père résonnaient, dérangeants, furieux.

                 L’orgueil! C’est l’orgueil qui tuera le monde et les hommes. Lui qui étêtera les bambins, violera les femmes. Qu’a de bon le mal ? Qu’a de bon le mâle… Tu verras fils, tu verras. Quand, je ne le sais, mais il viendra un temps, un instant, un jour où tu deviendras comme nous tous ; une ordure. Être un homme, c’est posséder cette assurance que tu n’as fait du bien qu’enfant. On est pourri, gars, crade de l’intérieur. Et c’est la seule raison de tous nos pêchés, simplement. Va, vis, détruit. Car il est bien là l’unique chose que nous fassions correctement…

                 Alors, vieux, c’est ça l’orgueil. C’est ça. Anéantir bonheur et désir, démolir cette putain de joie qui t’avait enfin rendu beau et honnête ! C’est empoisonner la femme de ta vie, parce que tu as naïvement peur qu’elle te laisse... Par Odin, mais quelle est cette lâcheté qui te colle à la peau ! Où vas-tu, bon sang. Tu as laissé loin derrière toi l’entrée du labyrinthe et t’es enfuit en ses sombres allées inquiétantes; il avait raison l’ancêtre, tu te perds.

                 L’homme pressa entre ses mains moites les draps mouchetés de sang séché, baisant avec vigueur les bras immobiles, tremblant de tout son être. Un bruit se fit entendre. Non, un cri. Un hurlement, sauvage, dément. Ils venaient, les crocs à l’air, avides d’or et de récompenses. Ils arrivaient, marchant lourdement sur le sol humide, courant presque vers la demeure de fortune du jeune couple fougueusement recherché. Ils étaient une quinzaine, peut être plus. Bien plus. Qu'ils mettent feu à l'abri, qu'ils éventrent portes et fenêtres, qu'ils détruisent les meubles, les richesses... Peu lui importait. Il ne désirait plus rien que sa peau devenue trop pâle, sa bouche frigorifiée, le bleu glacé de ses pommettes. Ses doigts fins emprisonnés dans ceux de l'homme, elle ressemblait à l'aimante épanouie qu'elle avait toujours été, la fille obéissante qu'elle avait cessé d'être, la mère radieuse qu'elle ne serait jamais. Passant tout autour de la svelte silhouette le tissu laiteux, il se releva, la serrant contre lui, soulevant avec une facilité déconcertante la carcasse. Même éteinte elle demeurait plus légère et aérienne que toute autre, enveloppée dans sa dernière et gauche robe de soirée.

                 Il fit quelques pas à travers la pièce, tournant parfois, emporté dans une étonnante et lente valse morbide. Au loin retentissaient cris et injures, dégueulés des gorges enrouées et souillées de crasse de bons paysans assoiffés. Mais il ne lui en parvenait rien, envouté par cet ultime bal, entrainé dans ce funèbre ballet, sa peau basanée contre la sienne, maintenant si dure et pâle. Et les larmes de sueur qui ruisselaient le long ses joues, son cou, humidifiant leurs chevelures aux coloris contraires… Il virait, tournoyant de plus en plus vite, perdant de vue les meubles et les flammes enchanteresses, s’offrant entièrement à l’adrénaline qui agitait ses muscles, son corps, son ventre. Son ventre, dont le feu jamais plus ne s’éveillerait. Elle l’avait quitté, emportant désir et appétit, plaisir et libido.

                 Répondant soudainement aux dernières notes de l’orchestre inexistant, l’homme se cabra, tel un danseur vif et bouillonnant, effleurant la bouche devenue mauve de son inerte partenaire. Son souffle brûlant caressa le visage fermé de l’autrefois magnifique, faisant délicatement trembler ses précieux cils. Etripant raison, maudite raison, et tout possible rationnel, il se pencha, plein de grâce et de sueur, et déposa un tendre baiser sur les lèvres imbibées de poison.

    Le bruit sourd des corps s’effondrant au sol fut étouffé par la maladroite chute de la porte, dévergondée.

     

    Je sais. Hel, j’ai trouvé. La raison.

    Il n’est de pire et de plus doux poison que la femme.

     


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