• HIVER | Rouge Neige

    Concours de Nouvelle sur les Quatre Saisons, ici l'Hiver.



    Un amas. Non, un tas, un monticule, un entassement. Une montagne de chair… Des proches ou inconnus, des amis, des amours. Des corps plus qu’amaigris, squelettiques, des cadavres de peau. Des cadavres de peur. Ça, il n’y avait plus grand chose à manger pour les vautours, pas une once de graisse, plus de muscles. Rien. Dégueulasse.

    Et au sommet, avachi sur la cime des dépouilles, elle me fixait. Sa peau bleuâtre, ses lèvres violettes. Je sais que si j’avais posé une main sur son corps sans vie, je n’aurai touché que de la pierre. La longue chevelure rousse que je lui avais connu n’était plus, et seules quelques mèches au colorie grisé perduraient sur son crâne, pendant lamentablement le long de joues trop creuses. Et le vent. La brise glaciale qui soulevait les minuscules flocons recouvrant le sol, la terre maudite, la terre souillée… La brise qui me fouettait le visage, agitant mes cheveux, découvrant mes larmes.

    Je la tenais contre moi, la serrait contre mon cœur détruit, agrippant de toutes mes forces son petit vêtement brun déchiré. Déchirée. Je l'avais trouvé au pied de cette accumulation de souffrance, enfouit sous une fine couche de neige, un œil détaché. Rouge. Je ne me souviens plus pourquoi elle l’avait appelée ainsi. Du moins, plus vraiment. Cette poupée, elle l’avait reçue le jour de son septième anniversaire, par l’oncle Edmond. J’étais là, le regard pétillant de bonheur. Et lorsqu’ils étaient venu nous chercher, elle avait prit Rouge, délaissant le reste. Rouge, pour unique bagage. Rouge, pour survivre...

     

    - C'est elle Mamie? La petite fille avec les tresses dont tu m'avais parlé? Qu'est-ce qu'elle est belle... Elle avait quel âge sur la photo, c'était quel jour, quel mois de quelle année? Dis Mamie, elle avait quel âge?

    L'enfant caressa tendrement la vieille photographie imprimée noir et blanc, sur laquelle on distinguait, bien que difficilement, une fillette assise dans l'herbe haute, un sourire délicat étirant ses lèvres. Un nœud grossier était accroché près de son oreille droite, jumeau de ceux ornant la petite robe immaculée, qui lui donnait l'air d'un ange tout droit descendu de l'Eden. Entre ses bras fins, une poupée au teint de porcelaine était étendue, comme assoupie. Sous l'encadré, quelques mots à demi-effacés constituaient une légende maladroite, presque illisible. Cinq lettres majuscules se détachaient pourtant clairement du reste, amoureusement calligraphiées.

    AMBRE.

    - Mamie... Elle s'appelle Ambre? Oh, comme elle en a de la chance... Pourquoi je ne m'appelle pas Ambre moi aussi? Mamie! Tu n'as pas répondu à mes questions. Réponds Mamie, réponds.

    - Petite maligne, je n'en ais pas encore eu le temps, tu parles comme un moulin! Comment veux-tu qu'une vieille dame comme moi suive le rythme... Oui, elle s'appelait Ambre et, sur cette photo, elle vient d'avoir ses sept ans, tout comme toi mon chaton. Je me souviens, c'était un dimanche après-midi, on portait nos plus belles robes. Un dimanche du mois de Janvier, un jour où le temps s'était adoucit. Un dimanche du mois de Janvier 41...

     

    Janvier 1945. Un matin comme les autres, comme tous les autres. Nous avions attendu derrière la porte en bois qu'un homme en vert vienne nous chercher, pour les travaux de couture quotidiens. En vain. Puis il y avait eu ces voix, au dehors, à peine audibles. Ça parlait russe et anglais, deux dialectes encore bien inconnus pour les bambins que nous étions. Plusieurs coups de feu, des hurlements, le tonnerre des tanks traversant le camp... La routine, et pourtant. Pourtant il se passait quelque chose, nous le savions. Tous. C'est à cet instant qu'ils vinrent s'écraser contre les hautes fenêtres, auxquelles nous étions bien incapables de nous hisser. Les flocons, minuscules étoiles blanchâtres; tant rêvés et désirés. Les plus jeunes se mirent à rire, dans l'obscurité humide du dortoir, rapidement accompagnés par le reste de la troupe, les yeux étincelants d'un bonheur si soudain. Et si éphémère. Mais Ambre. Ce n'était pas de l'envie ni du désir qui brillait au fond de son regard sombre. De l'obsession. Les bras tendus vers les vitres, la bouche béante et les mains tremblantes, elle tentait d'attraper la neige tombant à l'extérieur, malgré le mur de béton qui la séparait de la beauté irréelle. Depuis deux ans elle ne voyait tomber du ciel que des cendres, des cendres, toujours des cendres. Et voilà qu'enfin les cieux faisaient offrande de leur plus pur présent... Poussant un cri strident, elle attrapa violemment l'énorme poignée et poussa l'imposante porte de toutes ses forces, comme soudainement atteinte de folie furieuse.

    Lorsqu'il y eut un écart assez important pour laisser passer sa fine silhouette, Ambre se projeta en dehors du bâtiment délabré, pour atterrir, instable, sur un sol recouvert de neige légère. Et si mes mains avaient attrapé à temps son habit décousu. Et si la porte avait été verrouillée. Et s'il avait plut, ce jour-là... Jamais la balle ne l'aurait atteinte. La dernière victime, l'ultime corps détruit. Une fillette de onze ans à peine, apparue sans prévenir sur le chemin des fuyards. Sur la route des tyrans. La peur, la précipitation dira-t-on.

    Un jour de Janvier, un beau jour de Janvier, où le ciel s'était joint aux cris de joie. On avait décadenassé les bâtiments, libéré les oubliés. Des centaines, nous étions centaines, français, allemands, hollandais... Et autre. Juifs. Nous étions juifs, simplement. Et libres, enfin. Les derniers corps avaient été entassés au fond d'un camp déserté par ses tortionnaires, un camp maudit. A jamais. Et au sommet, le cadavre d'une enfant, abattue d'une balle dans la tête. Une enfant à la face amaigrie, au physique repoussant. Deux années de torture et d'angoisse. Ambre... Au pied du Mont Sanglant, une petite poupée, usée, les cheveux agressés par la cendre.

    26 Janvier 1945. Auschwitz. Nous étions vivants, libres. Nous étions victimes. Victimes d'un massacre, victimes de la folie d'un homme. 6 millions. 6 millions de Juifs, terrassés, anéantis. Et parmi eux, une fillette rêveuse, juste assez âgée pour commencer à comprendre.

    Rouge... Rouge terreur, Rouge sang. Rouge souvenirs...

     

    - Mamie...? Mamie, pourquoi tu pleures Mamie, pourquoi tu pleures... Qu'est-ce qu'il se passe, tu as mal? Dis Mamie, qu'est-ce qu'il y a...

    L'enfant, le regard incertain, fixait le visage ridé. Les mains agitées de tremblements, la gorge nouée et les paupières closes, la vieille femme laissait ses joues se couvrir de larmes, oubliant d'opposer à son chagrin une quelconque résistance. Le fauteuil se balançait lentement d'avant en arrière, comme désireux de redonner calme et sérénité à ses occupantes. Cinq doigts bienveillants plongèrent dans l’épaisse chevelure brune nattée avant que la grand-mère n’y dépose un tendre et long baiser. La voix encore rauque, elle murmura quelques mots à l’oreille attentive de sa petite fille, qui l’étreignait de toutes ses maigres forces.

    - Il n’y a rien mon ange, rien du tout. C’est juste mon cœur qui me fait mal, comme un genou égratigné ou une main gênée d’une écharde. Tu n’as pas à avoir peur, ni à t’inquiéter. Il n’y a rien, absolument rien…

    Et comme pour se convaincre de ses propres dires, elle leva ses yeux embrumés de larmes vers la cheminée où quelques flammes s’agitaient, son regard usé ancré sur le mignonnet minois, à l’éternelle peau blanchâtre fissurée d’un sourire inhumain... Rouge, pour ne jamais oublier.

    Rouge, comme la neige teintée sous le petit corps abattu.

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :